La vie songeuse de Leonora de la Cruz, texte d’Agnieszka Taborska, traduit du polonais par Véronique Patte, illustrations de Selena Kimball, Éditions Interférences, 2007
Dans la librairie de la rue de Jouy, je l’ai feuilleté, attirée par sa couverture tout en nuances de gris. Une délicate main de femme surplombe un homme barbu, buste penché, accueillant sur son épaule une jambe nue. Détail d’une illustration de l’intérieur. L’ensemble semble se situer dans une église envahie par les eaux, la jambe nue pourrait appartenir à la femme coiffée d’un foulard, qui pleure, regard tourné vers l’homme ou le ciel. Ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est sûr dans cet album consacré à Leonora de la Cruz, hormis sa beauté, extérieure et intérieure.
Il compte 35 planches, composées chacune sur le même modèle. À gauche, un court texte, à droite, un collage réalisé dans un spectre de gris, parfois rompu par un rouge ou un orangé. Textes et images se parlent librement. Le texte évoque la vie de Leonora de la Cruz, rêveuse de métier, idole des surréalistes, dont la réalité de l’existence est laissée par l’éditeur, à la libre appréciation du lecteur. J’avance sans rien savoir. Expérience extrême de lecture, lire sans point d’appui, sans chercher à départager le vrai du faux, l’Histoire de l’histoire, le réel de l’imaginaire. Grisant.
Sainte Leonora, patronne des diabétiques, des ramoneurs, des noyés, des parfumeurs et des fabricants de somnifères, protège de l’eau, du coma, de l’insomnie, du somnambulisme et de la mort pendant le sommeil. Protectrice des malades tombés en léthargie, elle préside à des réveils heureux. (…) Ses attributs sont une lune, un lit et un flacon de parfum. Elle doit sa canonisation (en 1767) à ses rêves prémonitoires. Elle vit ainsi l’essentiel de la Révolution française, des assassinats, des inondations, des guerres, le naufrage du Titanic et bien d’autres catastrophes. Euphémisme, elle voyait l’avenir de l’humanité sous des couleurs sombres.
La vie de la sainte ainsi brossée, Agnieszka Taborska la relie ensuite au mouvement surréaliste. Philippe Soupault en aurait découvert l’existence chez un libraire par sa Vie. Leonora la rêveuse aurait inspiré Salvador Dali (Bal onirique), René Clair (Paris qui dort), André Breton (premier et second Manifeste du surréalisme), Max Ernst (son roman-collage Une semaine de bonté), André Magritte (La clé des songes) et d’autres encore… L’esprit de la sainte guidait l’inconscient de ces hommes présomptueux. Il dirigeait leurs écrits automatiques et leur jeu de cadavre exquis, appelé aussi jeu de Saine Leonora. (…) Leonora de la Cruz devint pour les surréalistes un objet de désir et d’amour fou sous sa forme la plus pure.
Historienne de l’art, A. Taborska a dû bien s’amuser en écrivant. Elle invente a posteriori une muse au mouvement surréaliste, source rêveuse de leurs rêves et créations. La sainte personnifie l’inspiration diffuse et insaisissable. Un nom, un corps, une vie passée à dormir pour rêver, au point de souffrir de douleurs à la colonne vertébrale (…) dans ses songes, s’insinuèrent des épingles de souffrance qui perturbaient ses visions. La figure de Frida Kahlo surgit. Textes et (magnifiques) images s’amusent à citer explicitement ou non les élans du surréalisme, en fabriquant une sorte de liant, d’eau commune baptisée Leonora de la Cruz. Écriture sur l’entreprise surréaliste qui en emprunte la folie, la drôlerie et le goût des rapprochements éclairant ceux qui aiment le libre jeu des associations. Technique du collage.
L’invention nommée Leonora de la Cruz est elle-même collage. Le prénom est celui de Leonora Carrington (l’album lui est dédicacé) et le nom celui de sœur Juana Inès de la Cruz (1651-1696), religieuse mexicaine, poète et philosophe. La première (1917-2011), peintre et romancière, fut la compagne de Max Ernst qui la présenta à ses amis surréalistes. De la seconde, on pourra lire la vie ainsi que celle d’autres rêveurs, dans le nouveau volume de Michéa Jacobi, Songe à ceux qui songèrent (La Bibliothèque, 2018). Obsédée de l’écriture, assoiffée de savoir, lisant dans une bibliothèque de près de 4000 ouvrages qu’elle s’est constituée, auteur d’un long poème Premier songe évoquant par anticipation la peinture surréaliste, Juana Inès incarna au XVIIe siècle, la difficulté d’être femme, intelligente, cultivée, souhaitant se consacrer à l’écriture et à la pensée. L’idée qu’elle avait de la culture était singulièrement moderne, ce n’était pas celle d’un spécialiste mais d’un esprit qui tente de découvrir les liens cachés entre une discipline et une autre (Sor Juana Inès de la Cruz ou les pièges de la foi, Octavio Paz, Gallimard, 1987). Goût pour le décloisonnement qui a déjà à voir avec le surréalisme et au-delà, vision pleine de l’être reliant avec gourmandise, pensée, sensibilité, érudition et création.
À la fin de l’album, des gloses enrichissent les planches. L’historienne de l’art est à l’œuvre. Par son sens ciselé de l’apport documenté, elle extrait un petit concentré d’histoire des créations surréalistes, guidé par l’invention d’une sainte rêveuse, accoucheuse d’indéchiffrables prophéties. Plongée dans la langue et l’esprit surréalistes, A. Taborska fabrique un texte de la même eau, sanctifiant le mystère, le merveilleux, la drôlerie et l’absurde.
Née en 1961 à Varsovie, Agnieszka Taborska est écrivain, historienne de l’art et traductrice de textes surréalistes (Roland Topor, Philippe Soupault).