(Ex)pulsions

De la famille, Valério Romão, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues, Chandeigne, 2018

Dans l’élégante bibliothèque Gulbekian, il y avait cette semaine une lecture-conférence sur De la famille, recueil de nouvelles de Valério Romão, fraîchement édité par Chandeigne. Invités à lire et s’exprimer, l’auteur et la traductrice. Lectures alternées d’extraits en portugais et en français puis questions. Valério Romão répond avec un aplomb doux, séduisante pensée, tranchante et sereine. Elisabeth Monteiro Rodrigues parle avec retenue, parfois résistance, de son travail de traductrice, particulièrement difficile sur le texte, la langue de V. Romão, phrases longues dont il faut saisir et garder le rythme, images frappantes à transposer. Onze nouvelles, une écriture qui fouille, se déploie et circule dans les méandres surréalistes de la famille. Un enchantement.

Dans la conférence, V. Romão avance que dans cinquante ans, la famille ne sera plus l’institution qu’elle est aujourd’hui. Je me dis qu’il ne fait que prolonger une évidente tendance observée depuis cinquante ans. Séparations, éclatements, recomposition, monoparentalité, tout qui valse dans un grand cri de renaissance, affirmations, revendications individuelles incompatibles avec une construction humaine prenant vite l’allure d’un foyer étouffant à petit feu. Mais V. Romão n’est ni sociologue ni psychologue. Son bel outil, c’est l’écriture. Avec force, humour, loufoquerie, gravité, il pénètre un réel distendu.

Onze textes, contes, impossibles et réjouissantes histoires. L’adoption d’un enfant cannibale, un fils chassé qui revient vivre de l’autre côté de la baie vitrée familiale, la subite apparition du jumeau d’un premier enfant, un grand-père heureusement doté de branchies dans une maison en crue… L’invention n’a peur de rien, s’amuse, détourne, insolente, drôle, noire, parfois douce. Un petit garçon aime et danse avec sa grand-mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. C’est avec ma grand-mère que j’ai appris la première dimension du précis des affects et du silence, et je passais des heures d’affilée à lui caresser la main comme un chat assoiffé, tous deux dans un silence complémentaire où les mots n’étaient que du verre se brisant à terre et c’est avec ma grand-mère que j’ai su ce qu’était un secret et comment cela traçait, entre deux personnes, de multiples ponts par lesquels le cœur envoyait ses émissaires de tendresse.

Dans De la famille, il est souvent question du corps, déformé, métamorphosé, souffrant, blessé, ingurgité. Le père alcoolisé au dernier degré, devient ballon de fête foraine, exilé au plafond du salon, impossible à faire descendre. Toute la famille tourne autour de cette énigme. Papa ressemblant à un superhéros au format de poisson-ballon mais désormais privé de pouvoir, moqué par ses fils, charcuté par sa femme qui tente le dégonflement de la figure paternelle… Dans une autre nouvelle, le fils aîné, Rogério, chassé par le père, et sa compagne maigrissent, s’étiolent et la mère finit par les chercher jusque dans les interstices des pavés du trottoir, convaincue qu’ils avaient minci jusqu’à être encore plus petits que Néro, le chien déjà minuscule. Et puis, dans celle qui commence si bien (Je savais qu’adopter un cannibale ne serait pas facile. D’abord parce que l’adoption n’est jamais chose facile), le petit Antonio qui n’aime que la chair fraîche, humaine, entame un peu sa sœur, et dédaigne la tendre gastronomie maternelle…

Écriture métaphorique explorant de la famille, les pulsions et expulsions de mots, d’êtres, d’émotions. Haine jusqu’à la suppression de l’autre ou amour jusqu’au déni de sa perte. De sa femme, morte, un grand-père, ne sait que sa femme, la mort étant hors sujet. De sa femme, morte, un père retrouve la chaleur vivante dans son fils qui prend peu à peu l’apparence et la place de sa mère. Au-delà des corps et des rôles attribués par la naissance, la famille apparaît comme un ensemble élastique et mouvant. Lieu de confusion, d’incertitude sur les rôles véritablement tenus. Qui joue à quoi ? Qui veut manger qui ? Qui veut faire quoi avec qui ? Je pense au texte de Patrick Da Silva, Au cirque, qui disait si bien l’ordinaire redistribution des rôles à l’oeuvre au sein dans la famille.

La langue de V. Romão saisit la musique familiale avec une audacieuse brusquerie, passant du dur au doux, du léger au grave, de l’ensoleillé à l’ombreux, du moelleux au coupant, de la drôlerie au drame. Et retour. Musique heurtée, avec ses joies, gestes tendres (il passait les jointures de ses doigts fanés sur son visage raviné et lui assurait tout bas de ne pas s’inquiéter), ses violences, ses pertes, ses traumas du berceau au tombeau dans une procession de cicatrices.

Né en France en 1974, Valério Romão est rentré au Portugal à l’âge de 10 ans. Après des études de philosophie, il se consacre à l’écriture. Il est également poète, traducteur (Virginia Woolf, Samuel Beckett), homme de théâtre et auteur d’Autisme (Chandeigne, 2016).

Une réflexion sur « (Ex)pulsions »

  1. J’ai presque 80 ans ! et je découvre un sens nouveau au mot famille : éclatement, division, dispersion finalement c’est un fil très léger qui nous relie les uns aux autres, mais il faut lutter pour qu’il reste AMOUR

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