Ernesto, Umberto Saba, traduit de l’italien par René de Ceccatty, Le Seuil, 2010
En 1953, le grand poète italien Umberto Saba est malade, déprimé, hospitalisé, il a 70 ans quand il écrit Ernesto. Il n’est pas sûr d’arriver au bout. Il en lit des passages autour de lui, au médecin, à quelques visiteurs, tout en prenant beaucoup de précautions sur le sort à réserver au manuscrit. Il écrit à sa fille en ce sens (le mettre sous clé après lecture, ne pas le faire lire à plus de trois personnes, le lui rendre après lecture). Ernesto semble ne rien avoir à voir avec cette fin de vie fatiguée, méfiante. C’est le récit d’une éclosion, l’aube d’une sexualité, l’audace insouciante d’un jeune homme de 17 ans à l’extrême fin du XIXe siècle, à Trieste.
Umberto Saba est né en 1883 à Trieste appartenant alors à l’Empire austro-hongrois. On y parle plusieurs langues, italien, dialecte de Trieste, allemand. Ernesto a arrêté l’école, il travaille comme apprenti chez M. Wilder, un juif hongrois attaché à l’Allemagne parlant un mauvais italien. Ernesto, lui, se sent socialiste et bon italien. Élevé par une nourrice slovène adorée, il vit avec une mère exigeante et aimante. Le père est absent. Ernesto pratique et aime le violon dont il a commencé tardivement l’apprentissage. Les origines d’U. Saba sont là en grande partie. Il les retrouve dans la tiédeur de son lit d’hôpital, quelques années avant de mourir.
Au-delà d’un milieu social, de souvenirs familiaux, ce que dénude par l’écriture U. Saba, c’est une innocence de l’adolescence, une virginité réjouissante, une simplicité presque déconcertante dans la façon de se révéler à d’autres, s’élancer vers d’autres corps, masculins ou féminins. Dès l’ouverture du roman, Ernesto rencontre un homme, un manœuvre travaillant aussi pour M. Wilder, qui est séduit par le jeune homme. Échanges directs entre eux. Ils s’accordent assez vite sur une rencontre à l’écart, dans l’entrepôt. D’emblée, Ernesto démontre son « style » : cette façon d’aller vite au cœur des choses, au brûlant de la vie, dépassant les résistances et les inhibitions, sans périphrases et tournures inutiles ; qu’il s’agît de choses considérées comme basses et vulgaires (interdites, si ça se trouvait) ou d’autres, considérées comme sublimes, et les situant toutes – ainsi que le fait la Nature sur le même plan.
Je pense, par contraste, au Cahier noir d’Olivier Py, écrit à 17 ans, dans le chaud de l’adolescence, avec pour seule distance la théâtralisation des expériences vécues. U. Saba fait une opération inverse, il retrouve l’intensité par une écriture qui surgit au bout de sa vie. Quelque chose de direct et de doux traverse le roman. Renvoyé par M. Wilder pour une lettre trop franche qu’il lui a écrite, Ernesto avoue à sa mère avoir fait des choses avec l’homme tout en l’assurant qu’il ne recommencera plus. Maintenant, c’est fini, lui explique-t-il, Mais si je retournais chez M. Wilder… il disait qu’il m’aimait et il ne me laissait plus tranquille… il m’apportait même des gâteaux. La précision est touchante. Espièglerie de jeune homme ou innocence enfantine qui perdure ? La limite est presque intraçable.
Je puise dans ce que le poète de Trieste dit l’année même où il écrit Ernesto : Qu’est-ce qu’un poète au fond, si c’est vraiment un poète ? Je l’ai dit ailleurs : c’est un enfant qui s’étonne des choses qui lui arrivent, une fois qu’il est devenu adulte. Il reste donc, dans l’intimité de sa nature, beaucoup, trop de sa prime enfance, de sa préhistoire et de celle du monde. Tout cela est pour lui source de faiblesses et d’égarements infinis. Bien qu’il soit devenu adulte par ailleurs, qu’il ait, dans les cas les plus heureux, développé même un caractère, un poète souffre toujours d’attachements excessifs à son passé, qui lui rendent la vie plus difficile qu’à d’autres hommes, lesquels n’en ont pas ou se comportent comme s’ils les avaient surmontés.
Ces égarements sont en réalité des façons de s’élancer, mettre en lumière l’enfoui, l’exhiber comme le trophée d’un temps lointain mais retrouvé par l’écriture. U. Saba a tu son homosexualité. Il la dit via Ernesto, non comme une ultime confession qui garderait la trace d’une culpabilité, mais comme une déclaration presque légère, sans fard, à l’image du personnage. Il fabrique sa propre voix, simple, avec Ernesto.
Dans l’appendice du roman, le poète de Trieste invente une lettre d’Ernesto à un professeur, un certain Tullo Mogno (dans la réalité, T. Mogno fut effectivement un critique philosophe qui travailla sur l’œuvre de Saba). Devenu clairement double littéraire de Saba, Ernesto affirme dans la lettre qu’il sait qu’il va devenir poète. Il se projette dans un temps… que Saba a bien connu. Mes poésies ne plairont qu’à certaines personnes et cela tardivement en plus… Pour croiser un peu plus les fils du réel et de l’inventé, U. Saba se met lui-même en scène (malgré les explications que me donnait M. Saba, je n’ai pas tout compris de ce que vous dites de moi et des poèmes que j’écrirai un jour).
À la fin de la lettre, ultime confession : Je n’aime pas dire des mensonges, ni rien cacher à M. Saba. Comme rien n’est simple, il ajoute mais peut-être vaudrait-il mieux que vous ne lui disiez pas du moins pour l’instant, que je vous ai écrit. J’ai tout à coup l’image de la célèbre séquence du film d’Orson Welles, La dame de Shanghai, le reflet démultiplié d’une femme, les coups de feu qui brisent les miroirs. La fiction comme imparfait et fragile reflet de la réalité. Mais au-delà des jeux d’aller-retour entre passé et présent, fiction et réalité, auteur et personnage, la fraîcheur de l’adolescence rendue pure, débarrassée des références à la morale et à la conformité sociale, réduite aux désirs naissants, tâtonnants mais sûrs.
Grand poète italien du XXe siècle, Umberto Saba (1883-1957) a aussi écrit plusieurs romans. En 1955, il rappelle à sa fille l’ordre de brûler le manuscrit d’Ernesto qu’il ne se sent pas la force d’achever. Après moult tergiversations, Linuccia brave l’interdit paternel. Le roman est publié par Einaudi en 1975.