K comme kaïros

Maintenant ou jamais

Alphabet fantaisie, XVIe siècle

K, ça se complique. Le choix se resserre. Éviter les mots exotiques, rigolos mais qui n’évoquent que des facilités pour profiter des 10 points du K, à placer si possible sur la case bleu foncé (lettre compte triple, pour les hostiles au scrabble). Kafkaien ou kafaen risque de m’engluer dans la littérature sur la littérature. Reste un mot, venu du grec sans trop d’apprêt, dit intraduisible, brut, ouvert, vivant, kaïros. C’est maintenant ou jamais, ascension du K comme KAÏROS.

Moment opportun, décisif, le moment de faire quelque chose, ne pas le laisser filer à la différence du chronos, qui s’écoule, avec sa succession de dates, de périodes, que l’on subit, qui nous mange. Chronos et kaïros, les Grecs avaient ces deux mots pour dire le temps. Dans Les Onze, Pierre Michon en donne une définition imagée. À l’occasion, au petit moment extraordinaire que les Grecs appelaient kaïros ? C’est-à-dire, Monsieur, le moment où la chance décroche de sa ceinture, sa petite bourse spéciale, celle que l’on n’attendait plus et que d’ailleurs on n’attend jamais. Ou Marguerite Duras dans La douleur, L’exceptionnel est inattendu.

À la fois lié au hasard et à l’absolu, le kaïros s’inscrit dans un cours imprévisible du monde tout en renvoyant à un savoir antérieur. Comment pourrait-on s’en saisir sinon ? Quelque chose se concentre de notre passé, devient point de bascule. Apologie d’un présent qui surgit, dont on est saisi, dont on peut se saisir pour prendre un chemin nouveau, s’élancer quelque part, agir à sa façon, mu par cette petite chose que l’on a sentie et que l’on serait bien en peine de mettre en mots. Les Grecs l’ont fait pour nous. Kaïros. Sous le mot, on voit bien la chose dans les domaines où règnent la décision, la stratégie (en politique, en médecine, dans l’entreprise) mais en littérature ?

A man kills a woman 1

Je vois du kaïros dans la lecture. On ne sait rien avant. On avance avec quelques indices, un auteur repéré, un sujet, une vague idée, on ne se souvient plus très bien pourquoi on se retrouve avec ce livre entre les mains, un long chemin hasardeux et puis on tombe sur cette phrase, ce passage, ces quelques pages lumineuses. Le cœur bat plus vite. On peut même ressentir des bouffées de chaleur, cela s’est vu. Les mots d’un autre nous font cet effet-là. Pas d’exemple, chacun a les siens. Il y a du kairos dans la lecture, un avant, un après. Entre les deux, un surgissement, quelque chose qui nous pousse, nous éclaire. Lire nous fait sortir de notre temps, entrer dans un autre, dans lequel on se saisit, ou pas, de ce qui se présente. C’est toujours possible mais ce n’est jamais sûr. C’est le règne de l’incertain de la lecture. Kaïros comme un temps fort du Temps, isolé, il dit autre chose. Comprenne qui voudra.

A man kills a woman 2

Je vois du kaïros dans l’écriture. Écrire c’est  transformer du chronos en kaïros, de la vie qui s’écoule en temps qui surprend. L’écriture, ce compromis entre une liberté et un souvenir (R. Barthes, Le degré zéro de l’écriture).

Cela fait presque un mois que j’ai commencé ce K dont l’ascension me paraît plus ardue que prévu. De quoi sont faites ces chroniques sagement rangées dans l’ordre alphabétique ? Une lettre, un mot, un texte croisant lectures, perceptions. Tout ça tricoté avec plus ou moins d’élan, de fouilles. Là, j’avoue que je cale sur le K. Alors cette nuit, j’ai eu une idée. Je sais que les idées qui surgissent entre 4h et 5h ne sont pas toujours les plus fructueuses. Je pense souvent à Hitchcock qui dormait avec un carnet et un crayon près de son lit. L’anecdote m’a été rapportée, elle est peut être inventée mais ce n’est pas très grave. Une nuit, il se réveille et il note une phrase, content de lui, puis se rendort. Au matin, il ouvre son carnet et lit A man kills a woman.

A man kills a woman 3

Toujours est-il que pensant à ce K comme kaïros, encore coincé dans mes fichiers word, je me dis Mais pourquoi ne pas mettre en œuvre ce K comme kaïros ? C’est l’occasion de l’occasion, le moment de suspendre l’habitude prise ici de faire parler les autres, admirables, admirés, mais encombrants aussi parfois. Alors, je vire toutes les références, pas d’auteurs, hors les quelques rescapés cités plus haut. Juste mes mots, sans filet. Faisons de ce K mon cas. Cette nuit, je sentais une matière possible de mots, sans en distinguer aucun de précis. Et je me réjouissais de ce demi-sommeil si fécond.

Et puis, ce matin, encore illuminée par ma nuit, j’ai rouvert l’indompté K-comme-kaïros. J’ai écrit quelques lignes et me suis dit qu’il était peut-être temps de passer à autre chose. Pas d’éternité avec le kaïros, ou très brève, pas de trucs qui s’étirent, s’enlisent, stagnent. Du vif, du spontané, de l’instant. Si j’avais eu comme Hitchcock, un carnet près de mon lit, j’aurais peut-être écrit The end.

Par ordre de disparition, Grace Kelly (Le crime était presque parfait, 1954), Janet Leigh (Psychose, 1960) et Anna Massey (Frenzy, 1972).

3 réflexions sur « K comme kaïros »

  1. Tu es sûre que c’est cela qu’Alfred a noté sur son carnet la nuit? Parce que j’avais une autre version. C’est lors d’un entretien avec François Truffaut. Le lendemain matin, ce qu’Alfred a écrit sur son carnet, c’est « Boy meets girl ». Un garçon rencontre une fille… Et ce n’est pas obligé qu’il la tue.

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