L’infini de la fin
L’alphabet tout égrené. Chacune des vingt-six lettres a pondu plus gros qu’elle. Chacun des vingt-six mots comme un corps caressé, percé, respiré. Quelque chose à extraire de chacun, suc, sperme, larme. Du solide au liquide, on change l’état, on guette le gazeux, le vaporeux, le volatile, l’infime. Dernière lettre. On s’amuse à dramatiser. Mais la voix philosophe interroge : La fin existe-t-elle ? N’est-on pas toujours en train de l’empêcher, de tenter d’y échapper par le souvenir ? La voix philosophe s’accorde avec l’oreille musicienne. Le diapason vibre encore. Alors, pour le plaisir du zézaiement automnal, frangliche mezza voce, voici Z comme ZI END.
Le défi de la fin. On peaufine le début. On bâcle la fin. L’envie de finir devient sauvage. Quelque chose d’insupportable qui presse. En finir. Passer à autre chose. Mais le diktat n’est pas forcément fuite ou paresse. Nicolas de Staël disait un truc comme ça. À un moment, ça y est, le tableau est fini. Ne plus y toucher. Pas vraiment une histoire d’œil, encore moins de raison, juste qu’on est sûr, au-dedans. C’est fini, on a fini, et les mains obéissent. Avant de se suicider, le peintre ne finit pas Le Concert. Ou le finit, en ne le finissant pas. L’huile sur toile suspendue et le 16 mars 1955, le peintre sort du cadre, sa fenêtre, et s’écrase dans une rue du vieil Antibes.
La fin a besoin d’être décrétée. On publie. On clôt pour soi quand d’autres, le public, commencent à regarder ce qui a obsédé le créateur. Le truc est sorti de la tanière du fou qui en a bavé. C’est le grand décalage, le lecteur qui arrive après la bataille, et goûte les mots, des braises rougeoient encore, mais il ne se brûle pas, ou pas comme celui qui a écrit. L’écrivain souffrant, forcément ? Il y a bien quelque chose à payer, à sacrifier.
La fin qu’on décrète. De temps en temps, je dis « j’arrête le blog » mais ne le fais pas. De temps en temps, les exercices d’admiration me lassent. Toujours à fouiller ce pourquoi, ce comment ce que les autres écrivent c’est si bien, mes mots pour brandir les leurs. Hisser haut de joyeux drapeaux, sourire, les entendre claquer. Je me souviens de l’origine. Un jour sur un bateau qui relie Ischia à Naples, trois pages noircies sur un roman aimé, créer mon île, Deleuze bénissait même l’entreprise… Et puis le bateau file vers d’autres mers, je délaisse l’île… Je sens que je tourne en rond. Mais j’espère toujours le choc d’une autre lecture ou d’une relecture, qui imposera l’envie d’écrire sur elle.
Un parallèle se dessine entre l’écriture sur et la traduction. Un texte, identifié, préexiste à l’envie d’écrire et lui donne une raison d’être. L’apparence d’une raison d’être. Dans un très beau texte fragmentaire sur son travail de traductrice, Corinna Gepner écrit Le texte premier ne dit pas, il propose, et moi, traductrice, je développe certaines potentialités par les choix que j’opère et la cohérence que j’essaie de tenir d’un bout à l’autre. Parfois, la marge de choix est telle que j’ai moins le sentiment de travailler à une traduction qu’à une interprétation de l’oeuvre. Je ne peux qu’être confrontée à l’ambiguïté foncière de la langue, à sa capacité de se dérober dès qu’on la regarde d’un peu trop près.
Corinna Gepner écrit aussi Je préfère traduire sans avoir lu le livre, le découvrir en route. C’est la seule façon que j’ai trouvée de me confronter à ce matériau vivant qu’est la langue. Refus de la fin qui élucide, décide, tranche. Préférer le chemin, le cheminement, l’acheminement. Et pour son Autoportrait en lecteur, herbier de citations aimées, Marcel Cohen a récolté cette phrase d’Edmond Jabès Écrire est peut-être parler pour la première fois. Dans Gepner et Jabès, deux odes au même mouvement aveugle qui court dans la lecture et dans l’écriture.
Mais parler pour la première fois n’est pas écrire pour la première fois. On parle, les sons sortent du corps, un présent vibre dans l’air mais que dire d’écrire ? La littérature est l’œuvre d’un unique poète depuis l’origine du monde, qui ne cesse de mourir et de renaître à chaque génération. Dans La Vie derrière soi, Antoine Compagnon poursuit : L’inspiration universelle se transmet de poète en poète comme la réincarnation d’un génie universel, intermittent, mais impérissable. L’originalité n’est jamais qu’une variante de l’universalité.
Lectrice, je suis dans cette tension. Entre deux feux. Celui de l’universel guetté, espéré, nourriture ultime et définitive, et celui du particulier, le singulier qui se tient à l’écart de tout, en figure virginale, flamme intouchée. Les deux excitent. L’un dit l’ambition d’un tout dire, l’autre celle d’un dire autrement. Mais les feux peuvent se toucher et ne former qu’un seul brasier. Auscultés et sculptés par Proust, une aubépine, une église, un salon mondain sont un particulier très ouvragé, une pièce de crochet, de broderie rare, mais aussi beaucoup plus que cela, une essence, un principe, un au-delà indépassable.
Après toutes ces traversées vers l’île, je ne lis plus pareil. Je lis pour écrire, j’ai perdu le sauvage, le sans fin de la lecture. Lisant, je ratisse déjà, discerne les cailloux blancs à suivre pour écrire, mes coups d’HB dans les marges, verticaux, je lis intentionnée et ça m’agace. Lire c’est quand même ne pas savoir, laisser faire quelque chose sur soi, viol, vol, don, qu’on nous accorde, qu’on s’accorde. Parfois, je retrouve le sauvage de la lecture, on se retrouve. Une phrase plus haute que les autres, qui se hérisse dans le dos du texte. Et qui me prend. À suivre.
Cités dans l’Z : Traduire ou perdre pied, Corinna Gepner, La Contre Allée, 2019 ; Autoportrait en lecteur, Marcel Cohen, Éric Pesty Éditeur, 2017 ; La Vie derrière soi, Fins de la littérature, Antoine Compagnon, Équateurs, 2021.
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