Intérieur / extérieur
Voici le B que Barthes, Bovary, Borges, buvard ou brouillon n’auront pas, en tout cas si la formule lancée voici dix jours ne change pas (une lettre, un mot, une chronique). Me voilà donc à la tête de B comme BLOG pour dire tout ce que j’ai sur le cœur. Il y a presqu’un an, je suis sur un bateau reliant Ischia à Naples. Je viens de lire Sukkwan island, un roman qui m’a secouée. Alors, je prends un petit carnet que-j’ai-toujours-dans-mon-sac et j’écris des lignes et des lignes sur ce roman. Je sens que quelque chose se passe, que ce n’est pas un hasard si toutes ces phrases viennent aussi facilement. Sans que je le sache encore, la première chronique est née. Le nom du blog vient après, sans rapport avec son île ou son livre de naissance (que je crois). L’expression que j’ampute très vite de son trop triste déserte et que je transforme en affirmation enthousiaste, sort spontanément d’une conversation exaltée sur le projet. Enfin, je lance la petite affaire îlienne sur le vaste océan d’Internet. Et maintenant, de temps en temps, on me demande Et le blog ? comme on dirait Et les enfants ? ou Et le travail ? Alors pour cette cinquantième chronique, B comme BLOG.
A l’origine, deux Américains. Jorn Barger, passionné d’ordinateurs, de Freud et de Joyce, est généralement considéré comme le robinson du blog (non, non, ce n’est pas sa photo qui m’a donné l’idée de cette belle métaphore). En 1995, il crée le site Wisdom Robot, liste de posts assez courts, sur des sujets qui l’intéressent (littérature, politique, intelligence artificielle), associés à des liens vers d’autres sites. Il fait suivre le nom de son site de weblog, contraction des mots anglais web, web et log, journal (qui lui-même désignait à l’origine des rondins de bois, servant aux marins pour mesurer leur vitesse puis, par glissement, carnet de bord du capitaine, enfin journal de bord). Le deuxième, Peter Mehrholz, créateur du site Peterm, s’amuse à scinder le mot, inventant l’expression we blog. We tombe à l’eau, reste blog. Un mot créé en trois temps : contraction (weblog), scission (we blog) et aphérèse (blog).
Wikipédia en donne la définition suivante (je n’ai pas acheté de nouveau dictionnaire depuis ma dernière chronique) Site internet dans lequel l’auteur note au fur et à mesure de sa réflexion sur un sujet qui lui importe des avis, impressions, etc. pour les diffuser et susciter des réactions, commentaires et discussions. Dans son fonctionnement, le blog est un double mouvement. Flux et reflux. Flux de l’auteur et reflux des lecteurs, abonnés ou de passage.
Les abonnés. En ce 18 février 2017, je déclare que j’en ai 53. Parmi eux, je distingue ceux qui parlent en public, ceux qui parlent en privé et les silencieux. Les premiers (que ce B comme Blog me donne l’occasion de remercier à nouveau très chaleureusement) sont les moins nombreux. Le calcul d’un pourcentage serait cruel, je m’abstiens donc, me rappelant soudain que ce qui compte, c’est la qualité. Ceux-qui-parlent-en-public sont devenus pour moi de véritables signaux. Quand je mets une nouvelle publication en ligne, je me dis, portée par le plaisir de l’aphorisme, Si ceux qui parlent ne parlent pas, personne ne parlera. Mais heureusement, il y a la deuxième catégorie, ceux qui parlent en privé. Par définition, c’est privé, je n’en dirai donc pas plus, mais je tiens bien sûr à les remercier aussi très chaleureusement. Leurs mots de l’ombre m’éclairent.
Troisième catégorie, les silencieux. J’ai nommé ceux, abonnés ou non, qui ne m’ont jamais rien dit, ni écrit. Là, par définition aussi, je ne sais pas trop quoi en dire. Je peux à la limite les remercier d’avoir retenu leurs féroces critiques s’ils en ont. Encore que, ça m’aiderait de les entendre de temps en temps. A moins que leur silence ne soit lié à autre chose dont j’ai fait l’expérience. Voici quelques années, j’ai suivi pendant plusieurs mois, avec assiduité, un blog. J’en lisais avec intérêt articles et commentaires notamment sur les questions graphiques et visuelles, mais n’ai jamais rien émis. Se mêlaient plusieurs peurs, ne pas être à la hauteur de ce qui se disait dans le poste (j’aime bien cette expression, datée, voire complètement inadaptée technologiquement), n’avoir rien à dire de plus, et celle d’apparaître au grand jour.
Vingt ans après le débarquement de ce cher Jorn sur l’île Blog, je suis plus tranquille. Je me dis, avantage des réflexions longues qui permettent d’aboutir à une pensée dont la formulation est assez simple, Si un sujet m’importe profondément, j’ai envie d’en parler, que ce soit ici, sur d’autres blogs ou sur fb.
Dans son Dictionnaire amoureux de la littérature et des écrivains, le super blogueur Pierre Assouline se contente pour toute définition d’un bon mot, journal extime. Référence à l’expression créée par Michel Tournier, auteur d’un journal éponyme paru en 2002. En opposition au journal intime, un journal extime sonde l’intimité non de l’auteur, mais du territoire qui lui est extérieur, déclare le romancier. La distinction entre intérieur et extérieur, intime et (donc) extime ne me paraît pas aussi simple.
Dans un entretien à propos de Journal du dehors (1993), Annie Ernaux explique en effet. Quand je suis au dehors, ma personne est néantisée. Je n’existe pas. Je suis traversée par les gens et leur existence, j’ai vraiment cette impression d’être moi-même un lieu de passage. Et ce Journal est une tentative de dire l’extériorité pour exprimer l’intériorité. C’est un journal intime extérieur. Je crois très fortement que c’est dans les autres que l’on découvre des vérités sur soi. Moi aussi.
Et puis, il y a Marguerite Duras qui dans Outside décrit ses allers-retours intérieur-extérieur. De temps en temps, j’écrivais pour le dehors, quand le dehors me submergeait, quand il y avait des choses qui me rendaient folle, outside.
Le blog, comme la littérature, pose la question du je. Qui est ce je qui se montre dans des articles ou des commentaires ? Ils sont plusieurs, comme dans Il est avantageux de savoir où aller, recueil de chroniques (1990-2015) signées Emmanuel Carrère. Il y a le je témoin, le je pensant, le je ému, le je incertain, le je qui assume sa subjectivité. Parler du et au monde pour y trouver sa place.
Par ordre d’apparition : Sukkwan Island, David Vann (Gallmeister, 2010) ♦ Dictionnaire amoureux de la littérature et des écrivains, Pierre Assouline (Plon, 2016) ♦ Journal extime, Michel Tournier (Gallimard, 2002) ♦ Journal du dehors, Annie Ernaux (Gallimard, 1993) ♦ Outside, Marguerite Duras (POL, 1984) ♦ Il est avantageux de savoir où aller, Emmanuel Carrère (POL, 2016)
A la lecture de ce blog qui célèbre, aujourd’hui, la lettre B, il m’est ainsi arrivé d’avoir l’impression, au fil des posts, de bêler en étant définitivement d’accord avec l’auteure, d’imaginer un plan B en introduisant mes petits « je » personnels, ou de rester simplement bouche bée, voire plombé, c’est à dire silencieux.