Archives de catégorie : L’écriture ou la vie

L’empire des seins

Autres autres seins, Jean Guerreschi, La Bibliothèque, 2022

Jean Guerreschi a écrit Seins (2006), Autres seins (2007) et dans un incontestable esprit de suite, Autres autres seins (2022). Dans la préface de ce dernier titre, l’auteur fait ses comptes et parvient à la somme rondelette de 107 seins tracés par lui dans la trilogie. Le collectionneur a un prédécesseur, l’espagnol Ramón Gomez de la Serna, qui en 1917 publia Seins. Près de 160 textes courts (on arrondit, les comptes sont complexes) fantasques et sautillants sur le motif charnu. L’obsession masculine pour la partie féminine est courante (et sa représentation artistique foisonnante) mais dans le cas Guerreschi, de quoi accouche-t-elle ? 

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Le goût de la fée

Sèvre, eaux fortes, Vincent Dutois, le Réalgar, 2020

Pour la première fois je suis allée à Niort. Pour la première fois, je suis entrée dans la librairie des Halles, centrale et spacieuse. On y trouve ce qu’on cherche et ce qu’on ne cherche pas, grandeur de la librairie. Je saisis le livre, mince et petit, parmi tant d’autres. L’œil, la main, et les doigts qui écartent les pages. Quelques lignes, ça suffit. Confiance dans l’effluve. Je paie. Le texte dessine la Sèvre. L’écrivain la suit sur une carte, sur un timbre, sur la terre, dans le temps. C’est un geste d’écriture avec arabesques, délicatesses et frémissements, un murmure.

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Lire Quignard

Pascal Quignard, L’homme aux trois lettres, Grasset, 2020

Quignard, comme Duras, parle sans intention ni adresse. Il ne veut pas convaincre, il est profondément seul dans ce qu’il dit. Les écritures de Quignard et de Duras sont aussi proches en cela, au-delà des questions de sujet, de forme, de style. Et cette solitude de parole, d’écriture si déployée, rare, fascine. En 1994, Quignard a abandonné toute position sociale (fonctions éditoriales chez Gallimard, direction d’un festival de musique baroque qu’il avait créé) pour se consacrer à la lecture et l’écriture. L’homme aux trois lettres est le tome XI de Dernier royaume, entreprise littéraire dont la publication a commencé en 2002.

Encore…

Perles de Prague

À Milena, Kafka, traduit de l’allemand par Robert Kahn, Nous, 2015 ; Vie de Milena, Jana Černá, traduit du tchèque par Barbora Faure, La Contre Allée, 2014 ; Vivre, Milena Jesenská, traduit du tchèque par Claudia Ancelot, Cambourakis, 2014

Prague, Place Venceslas, carte postale, 1920

Lire comme suivre les perles d’un bijou baroque, impossible collier, on se laisse happer par des signes, même petits, lovés dans une préface, une note, cailloux blancs. À Milena contient les lettres que Franz Kafka adressa à Milena Jesenská entre mars 1920 et décembre 1923 (Kafka meurt l’année suivante). L’éditeur Nous en a proposé une nouvelle traduction par Robert Kahn, qui chez le même éditeur a retraduit le journal de l’écrivain, devenu Journaux, restituant l’intégralité et l’ordre originel des douze cahiers confiés à l’ami éditeur Max Brod. Jana Černá que j’avais découverte avec Pas dans le cul aujourd’hui, longue lettre érotique et philosophique à son amant, Egon Bondy, a fait le récit de la vie de sa mère, Vie de Milena. Et l’éditeur Cambourakis a réuni des chroniques publiées par Milena Jesenská entre 1919 et 1939 (elle meurt à Ravensbrück en 1944). J’ai suivi ces chemins praguois, les rues, les cafés où on lit à voix haute et où on parle de littérature, politique, en tchèque, en allemand, les chambres où on écrit et où on fait l’amour. 

Encore…

« J’aimerais quelque chose de bien « 

Les gardiens des livres, Mikhaïl Ossorguine, traduit du russe par Sophie Benech, Éditions Interférences, 2010

Grossi pour figurer en couverture, le très bel ex-libris du graveur et théoricien du livre Vladimir Favorski (1886-1964), réalisé pour la Librairie des Écrivains. Expérience limite d’édition, de sauvetage et commerce de livres, cette librairie exista à Moscou entre 1918 et 1922. Une histoire folle qui aurait pu être inventée et racontée par Vincent Puente dans Le corps des libraires1917, la Russie vient de se débarrasser de son régime tsariste. S’ouvre une période de grandes espérances et de chaos. Journaliste et romancier, l’un des fondateurs de la Librairie, Mikhaïl Ossorguine (1878-1942) raconte cet îlot de commerce approximatif, de passion pour la culture et les livres.

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Hommage discret

Rose pourquoi, Jean Paul Civeyrac, POL, 2017

Charles Farrel et Rose Hobart dans Liliom de Frank Borzage (1930)

Paul Otchakovsky-Laurens est mort le 2 janvier 2018 à 73 ans dans un accident de voiture à Marie-Galante. J’ai trouvé ça triste et bête. Quelques semaines auparavant, j’avais lu Rose pourquoi signé du réalisateur Jean Paul Civeyrac et édité par l’homme devenu sigle. Un très beau texte sur la mémoire, l’émotion, le cinéma. J’avais été à la fois intéressée et émue, les critères pour une traversée vers l’île étaient donc réunis, mais j’avais renoncé. Ensuite, j’ai visionné un court métrage de JP Civeyrac, Une heure avec Alice. J’ai été à la fois intéressée et émue par cette rencontre rohmérienne. Et puis Paul O-L meurt. Comme un signe pour rassembler des fils, écrire un texte mémoire sur la mémoire, la rencontre et l’émotion. Hommage discret.

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Lady Catherine Millet

Aimer Lawrence, Catherine Millet, Flammarion, 2017

D. H. Lawrence, photographié par Nickolas Muray, 1925

Lors de sa publication en 2001, je suis passée complètement à côté de La vie sexuelle de Catherine M. Je viens de lire ce texte après avoir écouté les cinq émissions de A voix nue récemment consacrées à son auteur. Critique d’art, cofondatrice en 1972 de la revue d’art contemporain Art Press, Catherine Millet a donc raconté sa vie sexuelle dans un récit qui obtint un très large succès en France (vendu à plus d’un million d’exemplaires) et ailleurs (traduit dans une vingtaine de langues). Écartant l’ordre chronologique, elle adopte une approche précise et clinique de critique d’art, abordant successivement le nombre, l’espace, l’espace replié et les détails pour restituer et continuer d’explorer une vie sexuelle riche, par son étendue, son éclectisme et sa liberté. De ce récit-là au texte sur D. H. Lawrence, il n’y avait qu’un tout petit glissement. Les héroïnes de l’auteur de L’amant de Lady Chatterley sont en effet tumultueuses, modernes, ne [cédant] en rien de leurs désirs ni de leur volonté et n’en sont pas moins traversées par l’inconscient de l’espèce.

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Aux amoureux de la langue

Petite archéologie des dictionnaires, Richelet, Furetière, Littré, présenté et annoté par Jacques Damade, La Bibliothèque, 2003 // Poésie du gérondif, Jean-Pierre Minaudier, Le Tripode, 2017

Dictionnaires et grammaires sont deux types d’ouvrages qui décrivent la langue, l’énoncent, l’expliquent, l’illustrent. Deux types d’ouvrages qui en parlent de l’extérieur, tout en s’en nourrissant et en usant pour s’écrire eux-mêmes (comment faire autrement ?). Petite archéologie des dictionnaires et Poésie du gérondif explorent avec humour, joie et curiosité chacun de ces versants. Amoureux de la langue, ne pas s’abstenir.

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Volodine, inventeur en tous genres

Écrivains, Antoine Volodine, Le Seuil, 2010

Antoine Volodine est un fabricant en gros. Il ne lésine pas, il aime les accumulations, les énumérations, les saturations. A. Volodine, qui ne s’appelle d’ailleurs peut-être pas comme ça, écrit aussi sous plusieurs pseudonymes connus (Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Eli Kronauer) et peut-être inconnus, invente à tour de bras. Écrivains est un texte fait de sept, unis par la présence dans chacun d’un écrivain. C’est noir, drôle et plein d’inventions. Ce livre, âgé d’à peine sept ans, est épuisé dans sa version papier. Regrets. Restent l’epub et l’occasion.

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Proust avant Proust

Sur la lecture, Marcel Proust, Actes Sud, 1988

Tentant de rendre hommage, ici, aussi, à Françoise Nyssen fraîchement nommée ministre de la Culture. Fille d’Hubert, disparu en 2011, créateur de l’étonnante entreprise au nom claquant aux vents de la belle ville d’Arles, elle a creusé le sillon singulier d’une maison qui, loin de Paris, a souhaité éditer autrement. Formats étroits, papier ivoire, auteurs du monde, lieu de pensée, d’arts et de culture, Actes Sud pourrait se définir par ce concentré-là. Impression en l’énonçant de ne dire que l’évidence qui s’est peu à peu imposée depuis 1977. Peut-être que ce qui me frappe le plus c’est que cette maison ait réussi à incarner, en relativement peu de temps et avec autant de force, l’attachement, les liens profonds et nourris avec une tradition, une histoire de la culture, des arts et de la littérature. Mince de ses 64 pages, né préface, Sur la lecture de Marcel Proust a été édité en 1988 de façon autonome par la maison arlésienne. Si Anne Walter, cinéaste et romancière qui a eu l’idée de cette publication détachée mais ancrée dans l’histoire de l’art de la littérature, m’avait demandé une préface à ce qui n’en était plus une, voici l’histoire que j’aurais racontée…

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