J’ai revu La leçon de piano. Une jeune femme, pianiste, muette depuis l’enfance, mariée sans savoir à qui, part avec sa fille de 9 ans et son piano, retrouver l’homme en Nouvelle-Zélande. Elle trouve l’amant, le plaisir sexuel, l’amour avec un autre. Alors qu’il vient de découvrir l’adultère, douloureusement jaloux, le mari demande à l’amant si la jeune femme lui a murmuré quelque chose pendant l’amour. Plus que de voir sa femme et son amant nus sur le lit, c’est l’idée qu’elle puisse faire entendre sa voix à un autre, qui est insupportable au mari. Le plus précieux de soi, V comme VOIX.
Plusieurs semaines que je cherche même si j’en sais l’inutile. Le mot vient quand il veut. Mais qui commencent par u, il y en a beaucoup moins. La distribution capricieuse de la langue. Je me promène dans Palabres, un dictionnaire alimenté par des mots plutôt rares, toujours chics, quoi qu’ils disent (voir caecotrophe ou rudéral). Les phrases exemples sont perlées (J’ignore s’il était nomophone ou infidèle mais j’ai toujours su qu’il y avait un problème). Par goût de l’aléas salvateur, je me dis que pour mon île, je prendrai le premier u qui passe. Mais que tchi, dans Palabres, rien qui s’ouvre par l’u. La tension monte entre mon acharnement à trouver le mot et le monde autour, qui s’affaire, sacralisant l’utile. Le voilà qui vient : U comme UTILE.
Je regarde ce guépard d’Aloys Zötl (1803-1887), teinturier autrichien qui peint un bestiaire auquel Julio Cortázar et André Breton rendirent hommage. L’animal tacheté fixe un point hors cadre, griffes des pattes avant bien visibles. Corps calme, il guette. Couleurs et formes se fondent dans une douceur éteinte. Tout semble se concentrer dans l’œil hypnotisé hypnotisant de l’animal. Sa lueur blanche convoque un hors-champ par nature inconnu. Le journal intime est de cet ordre, fouiller ce qu’on a sous les yeux chaque jour, le mettre à nu pour soi, et le cacher au monde. Jusqu’au jour où on le publie.
Julien Viteau est sur l’île de la Guadeloupe en 2015 quand il décide de racheter Vendredi, librairie aujourd’hui centenaire. À peine 25 m2, 67 rue des Martyrs, Paris 9e. Grand lecteur de poésie, il fréquente Vendredi depuis l’âge de 20 ans. Il connaît à peine Gilberte de Poncheville, sa propriétaire depuis 1978, qui lui a glissé qu’elle vendait. Par boutade, il l’exhorte de ne pas céder aux prétendants. Et au retour de l’île, il lui annonce qu’il reprend. Il a 45 ans et n’a jamais fait commerce de livres. Gilberte a compris que la condition n’était pas tant d’être libraire mais de bien connaître Vendredi. Rencontre-portrait d’un Robinson de la libraire.
À Milena, Kafka, traduit de l’allemand par Robert Kahn, Nous, 2015 ; Vie de Milena, Jana Černá, traduit du tchèque par Barbora Faure, La Contre Allée, 2014 ; Vivre, Milena Jesenská, traduit du tchèque par Claudia Ancelot, Cambourakis, 2014
Lire comme suivre les perles d’un bijou baroque, impossible collier, on se laisse happer par des signes, même petits, lovés dans une préface, une note, cailloux blancs. À Milena contient les lettres que Franz Kafka adressa à Milena Jesenská entre mars 1920 et décembre 1923 (Kafka meurt l’année suivante). L’éditeur Nous en a proposé une nouvelle traduction par Robert Kahn, qui chez le même éditeur a retraduit le journal de l’écrivain, devenu Journaux, restituant l’intégralité et l’ordre originel des douze cahiers confiés à l’ami éditeur Max Brod. Jana Černá que j’avais découverte avec Pas dans le cul aujourd’hui, longue lettre érotique et philosophique à son amant, Egon Bondy, a fait le récit de la vie de sa mère, Vie de Milena. Et l’éditeur Cambourakis a réuni des chroniques publiées par Milena Jesenská entre 1919 et 1939 (elle meurt à Ravensbrück en 1944). J’ai suivi ces chemins praguois, les rues, les cafés où on lit à voix haute et où on parle de littérature, politique, en tchèque, en allemand, les chambres où on écrit et où on fait l’amour.
Libraires envolés – Bangkok Damas, Anne & Laurent Champs-Massart, illustrations de Véronique Aurégan-Poulain, La Bibliothèque, 2020
Lorsque le désir résiste aux premières atteintes du bon sens, on lui cherche des raisons. Et on en trouve qui ne valent rien. La vérité c’est qu’on ne sait comment nommer ce qui vous pousse. Quelque chose en vous grandit et détache les amarres, jusqu’au jour où, pas trop sûr de soi, on s’en va pour de bon. Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. Nicolas Bouvier introduit ainsi son Usage du monde et Anne & Laurent Champs-Massart ont voyagé sous ce soleil-là. Entre 2005 et 2018, les deux jeunes amants ont parcouru le monde. Partis avec des livres qu’ils espéraient vendre dans une librairie francophone qu’ils auraient ouverte dans le quartier des ferrailleurs à Bangkok, ils renoncent, et le voyage s’impose. Libraires envolés compte onze récits rapportés d’Asie. À l’ouvrage manque un bandeau portant mention Bouvier aurait adoré.
Tu as déjà tiré le portrait de Frédéric Martin, tu as déjà chroniqué quatorze livres édités par la maison, tu t’es même inquiétée parfois qu’on puisse te penser en service commandé, alors que sur cette île tu fais tout comme tu veux. Tu mentionnes rarement cette maison sans l’orner de fioritures. Tu vas jusqu’à t’excuser auprès de tes proches de la citer encore, n’assumant pas complètement ton tropisme. Son catalogue qui vient de paraître (illustration de couverture bleu nuit signée Brecht Evens, 24 pages dans un format de gazette) te fait une place (p. 16-17) et un grand plaisir. L’heure du T sonne. Sans crainte d’épuiser quoi que ce soit, sans même vraiment savoir ce que tu vas en dire, tu te lances tête baissée dans le tourbillon d’un T comme TRIPODE.
Marie-Léone s’est tue. Elle n’était déjà pas bavarde. Elle était abonnée à l’île et c’était la mère d’une amie. Je ne l’ai vue qu’une fois, dans une église où sa fille chantait. Un cancer l’a vite emportée au début du mois de mars. Je savais par sa fille que ce blog comptait beaucoup pour elle, et elle était presque toujours la première à ouvrir les niouzeletters annonçant une publication. Je ne la connaissais pas. Dans l’église, elle m’avait lancé « Ah c’est vous ! », et j’avais senti dans les quelques mots qui avaient suivi, tout petits, ni compliments, ni politesses, dans sa façon de parler, quelque chose comme un laser. Elle parlait en perçant quelque chose. Chronique à trous. S comme SILENCE.
Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, Alice Munro, traduit de l’anglais (Canada) par Agnès Desarthe, L’Olivier, 2019
C’est le deuxième recueil de nouvelles d’Alice Munro que je lis, chronique. Je ne sais pas si c’est la littérature que je préfère. Mais la formulation, trop ramassée, a-t-elle un sens ? Mon attrait pour les textes ressemble à une nuée d’étourneaux immense et mouvante, prenant un cap, en changeant pour un autre, se déformant, restant nuée. Qu’est-ce qui fait goût, laisse une empreinte ? Lisant, je chemine avec cette question par en dessous. Et les éclats à la lecture sont des réponses, micas donnant au sable fin ses parcelles d’or. Alors, comment elles brillent les nouvelles de Munro ?
Le détour, Luce d’Eramo, traduit de l’italien par Corinne Lucas Fiorato, Le Tripode, 2020
Commencé avant le confinement, terminé pendant. Livre à la frontière, dedans, dehors. Livre qui laisse une marque, incertaine, confuse, forte. J’ai entendu une voix, celle d’une femme, décidée à se souvenir, qui s’y reprend pour raconter, faire remonter le passé, pas seulement pour en rendre compte, mais aussi pour y croire elle-même, édifier quelque chose d’elle-même en le travaillant avec son présent et par l’écriture. Italienne, née à Reims, Luce d’Eramo a 13 ans quand elle quitte la France, en 1938, pour rentrer avec ses parents en Italie. Famille fasciste (le père devient sous-secrétaire d’État de la république de Salò en 1943). Elle en a 19 quand elle décide d’aller voir par elle-même ce qui se passe dans les camps nazis. On raconte tant d’histoires. Elle part, portraits de Mussolini et d’Hitler dans son petit bagage, s’engage comme ouvrière volontaire en Allemagne. Le détour est la somme agitée et vivante de ces remémorations.